13.5.05

Clara et la pénombre, de José Carlos Somoza

Encore un thriller sur l'art, diront peut-être certains... Le sujet est à la mode en effet ces temps-ci. Mais « Clara et la pénombre » ne se compare pas à Da Vinci Code - et tant pis si on me trouve la dent dure - d'ailleurs il a été publié avant lui. D'abord, il n'a aucune prétention historique. C'est plutôt une science fiction proche : l'action se passe en 2006, le livre a été écrit en 2001. Ensuite, il est bien écrit, et la psychologie des personnages est travaillée. Enfin, il soulève l'intéressante question de la morale et de la décadence de notre société... le tout sans nous faire la morale. Il faut dire que José Carlos Somoza n'est pas américain, mais cubain, psychiatre, et qu'il vit à Madrid... Disons encore que le livre est publié par Actes Sud, qui constitue en principe un label de qualité, ce qui se confirme ici.
Mais parlons plutôt du livre. Nous évoluons donc dans l'univers de l'art, en un temps où il est devenu obsolète de peindre sur des toiles textiles ou autres supports inertes : les « toiles » sont désormais des êtres humains, le plus souvent adolescents, le plus souvent féminins, le plus souvent dénudés, dont le corps est entièrement peint... et astreint à une implacable immobilité, dans les poses les plus invraisemblables, quand elles ne sont pas franchement provocantes. Pour parvenir à ce stoïcisme, et pour refléter l'expression voulue par le peintre, les toiles sont préparées, en un long processus que l'écrivain nous donne à voir par les yeux d'une toile. C'est ce qui à mon sens est le plus intéressant dans le livre. Car les toiles sont consentantes, et ne portent pas sur cette pratique le regard horrifié qui nous vient spontanément. Le recul du lecteur est donc requis en permanence, ainsi que sa capacité à voir les choses sous différents points de vue, la vérité n'étant jamais univoque. Pour corser la chose, un tueur mystérieux se met à dérober les toiles du peintre le plus renommé du moment, Bruno Van Tysch, et à les détruire selon un rituel « affreusement artistique », comme le souligne avec justesse le texte de présentation du livre. La recherche de ce tueur en série est donc l'un des fils conducteurs du livre, mais pas le seul. Cependant, le suspens est remarquablement mené, et découvrir qui est ce mystérieux tueur quelques dizaines de pages avant que l'auteur ne nous le dévoile ne met pas fin à la tension : mille fils entrelacés sont à dénouer, et on reste pantelant jusqu'à la dernière page.
Je n'en dirai pas davantage, pour ne pas détruire ce beau mystère, et vous laisser en devenir à votre tour la proie... elle aussi consentante.
En toile de fond, si je puis me permettre ce mauvais jeu de mot, se pose à chaque page la question des valeurs : argent, œuvres d'art, êtres humains. Nous savons tous malheureusement que le sujet est déjà largement tranché. Cependant, l'exercice de questionnement permanent, et je l'ai dit dénué de toute tentation moralisatrice, est intéressant : il nous incite à être vigilants chaque jour, pour éviter d'être trop complaisants, trop consentants, trop acteurs de cette mainmise du pouvoir financier sur notre quotidien. Ne sommes nous pas comme ces toiles, consentantes, demandeuses même, face aux miroirs aux alouettes de la consommation effrénée, des médias sensationnalistes, de l'argent facile et des jeux idiots ? Pendant ce temps, nous devenons de moins en moins vigilants sur nos conditions de vie, de travail, et sur l'action de nos politiques... Pendant ce temps, nous perdons de vue ce qu'est l'essence humaine, et de quoi devraient être tissés nos jours... Mais je m'égare...
L'autre thématique du livre, c'est aussi, mais paradoxalement en mode mineur, le rôle de l'art. Cependant, sans avoir l'air d'y toucher, Somoza dénonce. Thermomètre de la société, parfois lucide et dénonciateur, parfois terriblement complice et compromis : c'est exactement ce que je ressens devant l'art contemporain, et l'une des raisons pour lesquelles je m'y intéresse. Somoza met en évidence son effrayante collusion avec le monde de l'argent, comme un ultime avertissement : même de ce divertissement « aristocratique » (au sens intellectuel du terme) nous devons nous méfier. Là aussi, nous pouvons aisément être manipulés.

Comme à l'accoutumée, après avoir pondu mon commentaire, je suis allée voir ce qui se disait de ce livre sur le web. Et si je suis tombée dessus par hasard, sur les tables de la bibliothèque que je fréquente, c'est parce que je ne lis pas beaucoup les critiques : ils sont tous enthousiastes, professionnels ou simples lecteurs !

Commençons par un petit papier de Lire, qui classe le livre parmi les 20 meilleurs de l'année 2003, pour se mettre en jambes avant celui plus consistant de LeLittéraire.com. Les plus paresseux pourront se contenter du post de Benzine ou de celui de A voir, A lire. Les libraires ne sont pas en reste, et celui de la Librairie Pantoute (évidemment québécoise) nous donne un aperçu plus large des oeuvres de Somoza traduites en français.
Passons maintenant aux lecteurs : ceux de CritiquesLibres vous invitent tous à lire ce bouquin, même s'il leur fait froid dans le dos. J'aime aussi cette brève critique en forme de poème, sur Les Wriggles. Si vous lisez l'espagnol ou l'anglais, vous pouvez aussi visiter la page officielle de l'auteur.

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