12.12.10

La Sonate à Kreutzer, de Léon Tolstoï

J'ai finalement peu lu de littérature russe. J'ai cependant l'image d'une littérature tourmentée, mettant à nu les sentiments humains les plus violents. Cette nouvelle de Tolstoï, au nom pourtant si charmant, emprunté à une œuvre réelle de Beethoven pour violon et piano, ne la démentira pas. C'est, dans un train, un homme qui raconte comment, miné par la jalousie la plus féroce, il en est venu à poignarder sa femme.

La première partie du récit est ambigüe : lorsque le narrateur évoque comment les jeunes filles honnêtes sont manipulées et trompées par le désir sensuel,  il dit même "la débauche" des hommes, lorsqu'il parle de ce que devrait être la liberté des femmes, on pourrait presque croire qu'il plaide pour leur émancipation. Qu'elles devraient pouvoir se refuser à "l'amour sensuel",  comme il dit, notamment lorsqu'au sein du couple elles sont dégoûtées de leur époux. Au fil du récit, on comprend cependant que le héros, je devrais dire l'antihéros, est déchiré, écartelé entre ce désir sensuel, qui offre finalement des sensations particulièrement agréables, sans doute les plus intenses, et son dégoût pour ce même désir, que tous habillent du nom d'amour, et qui génère l'hypocrisie au sein des couples. Pour lui, au fond, il n'y a pas d'entente possible entre les hommes et les femmes, hors les instants fugaces des réconciliations sur l'oreiller, entre deux disputes amères. Ce constat désabusé s'accompagne d'une vision tantôt très méprisante de la femme, qui ne saurait s'attacher qu'à sa coquetterie, tantôt vaguement admirative, lorsqu'il reconnaît à la fois la violence et l'aliénation des tourments engendrés par l'éducation des enfants, ou peut-être la possibilité d'une fibre artistique. Sa femme joue du piano, et l'on s'étonne qu'il puisse trouver de l'intérêt à la préparation d'un petit concert domestique offert par sa femme et un violoniste ami de la famille, tandis que cet intérêt apparemment commun pour la musique ne soit jamais un ciment, un sujet de conversation du couple lorsqu'ils sont seuls ensemble. Comme s'il était impossible d'être, dans le quotidien, l'ami de son conjoint...

La seconde partie du récit met en scène la jalousie la plus extrême, quasiment hallucinatoire, qui poussera le narrateur au geste le plus désespéré de la violence conjugale. Et ce qui trouble le plus, c'est qu'il puisse le raconter presque tranquillement, alors qu'il semble assez conscient de l'horreur de son geste. Mais son indulgence apparente pour sa femme lorsqu'il conte son histoire recouvre au fond une condescendance écœurante, la reconnaissance de ses propres turpitudes confine à la folie, et l'on reste étonné, suffoqué, qu'un pareil criminel puisse finalement courir les rues, les trains en l'occurrence, et professer à qui veut l'entendre ses révoltantes théories.

Si l'on en croit la notice biographique de Tolstoï dans Wikipedia, ce récit recouvre beaucoup des doutes personnels de l'auteur, qui semble avoir eu une vie sentimentale tumultueuse avant de se marier, et dont la quête de sens religieux, moral, a constitué une démarche importante, et d'ailleurs influente auprès de grandes personnalités adeptes de la non-violence. Cela ne laisse pas d'inquiéter, mais semble pourtant se retrouver chez différents auteurs : ceux qui professent la morale la plus stricte, et sont considérés comme des "grands penseurs", peuvent aussi se trouver dans un grand désordre de pensée personnelle.

Sans vouloir faire de la "psychanalyse de cuisine", cette nouvelle évoque malgré tout assez bien les dégâts que peut causer le sentiment de culpabilité, à mon humble avis ici totalement dévoyé : le narrateur se sent coupable de sa sexualité, qui n'est peut-être pourtant que très banale, et accuse toute l'humanité d'en être aussi coupable, alors qu'il se pardonne assez facilement son crime... Étrange renversement des valeurs morales, et écœurante complaisance personnelle... Mais peut-être cette "édification" était-elle le but recherché par l'auteur ? La réponse de Sofia Tolstoï, son épouse, est consigné dans un autre récit, intitulé A qui la faute ?, qui met en scène une histoire comparable, mais vue du point de vue de la femme. Une lecture certainement passionnante si on en croit cette note dans un blog du Monde. A acheter en librairie et à lire par soi-même, l'ouvrage ne semble pas disponible en ligne.

J'ai écouté cette œuvre offerte sur Litterature audio.com, lue par René Depasse, qui restitue bien le caractère tourmenté du personnage, et que je remercie pour cette lecture, qui m'aura donné l'occasion d'approfondir un peu ma connaissance des auteurs russes.

On peut aussi chercher que le net quelques extraits audio de la Sonate de Beethoven : assez passionnée elle aussi, son écoute complète bien la lecture du récit ;-)

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