
Le roman raconte l'histoire d'une jeune femme, Flora, et de sa destinée contrariée, entre un père riche qui se retrouve condamné à sept ans de prison pour banqueroute et excroquerie alors qu'elle n'a que seize ans et plus de mère, et un capitaine de marine, Roderick Anthony, qui tombe amoureux d'elle.
J'ai pensé à Henry James, avant de découvrir que Conrad était un de ses fervents admirateurs, et à Edith Wharton. Pour moi, ces romans du tout début du XXème siècle, marquent le tournant de la pensée moderne dans l'approche psychologique des personnages. Ils cherchent à s'émanciper, sans toujours y parvenir, contrariés, timides, embarrassés dans leur rapport aux autres, souvent entravés par les conventions sociales dans un monde où les classes sont très marquées et étanches. Chez Wharton, ça se finit souvent mal. Dans ce roman de Conrad, la vérité finit par se dire, les conventions par être dépassées, la personnalité réelle des personnages par apparaître, au delà de la préservation des apparences. Les grands thèmes de la vie, et notamment de la vie amoureuse, y sont abordés. Mais avec une extrème finesse, sans que jamais il soit nécessaire à l'auteur de donner tout le détail. Une simple image suffit, ou une petite phrase "bien comme il faut", pour dévoiler la vérité de la nature humaine et la violence des sentiments qui l'agitent.
L'auteur a également un remarquable talent pour camper chaque scène : on voit les images en même temps qu'on lit, et on imagine très facilement la transposition du livre en film.
Le livre est narré par un dénommé Marlow, un marin lui aussi (c'est l'univers de Conrad et ça fait partie du plaisir de lecture), et l'un de ces hommes dont on pourrait croire qu'il n'a que ça à faire de reconstituer l'histoire de cette femme, mener son enquête, interroger les uns et les autres... Je suis toujours fascinée par cette formidable oisiveté de certains héros de romans, qui leur laisse le temps de se pencher sur la compréhension des choses de la vie, seulement pour la beauté du geste. Car ce Marlow n'a rien à y gagner personnellement. Il cherche juste à comprendre, pour satisfaire sa curiosité, et peut-être tenter de confirmer quelques unes de ses théories sur les rapports humains, et sur les femmes en particulier. Assez misogyne au demeurant, et raillé pour cela par celui à qui il raconte l'histoire.
Un grand plaisir de lecture.
S'il existe de nombreuses pages sur Conrad (Wikipedia, Romans d'aventure, Le club des rats de biblio-net), je n'ai trouvé qu'une seule critique de Fortune, élogieuse évidemment, sur Les pages culturelles d'EnkiEa. Mais ce n'est pas parce que ce n'est pas une lecture "à la mode" qu'il ne faut pas le lire, bien au contraire !!