15.9.12

La Vallée des masques, de Tarun J.Tejpal

Je viens de fermer le livre, et je suis encore toute bouleversée par ma lecture... J'écris rarement immédiatement après avoir lu un livre, je me laisse toujours un peu de temps pour prendre du recul, et je le regrette parfois, parce que les impressions les plus vives ont commencé de s'atténuer... A chaud, c'est difficile de savoir par où commencer, mais je me jette à l'eau, pour être sûre de n'être influencée par aucune autre opinion sur ce livre, que j'ai acheté sur la seule foi du nom de son auteur. Je devrais même dire que je me suis précipitée, lorsque j'ai vu "Tejpal" dans les listes de la rentrée littéraire. Le temps de dire "ouf", il était sur ma tablette, et je plongeais dedans...

Le temps d'une nuit, la dernière de sa vie, Karna, ou bien faut-il l'appeler X470, son patronyme de Wafadar, ces guerriers du groupe d'hommes auquel il appartenait, raconte sa vie. Celle d'un adepte, qui suivra toutes les étapes, ou presque, de l'initiation à la pureté prônée par le gourou Aum, qui voulait dans cette haute vallée de l'Himalaya créer un monde parfait. Mais qui dit pureté dit aussi purification... et la simple énonciation de ce mot ouvre la porte à des évocations que nul homme du XXIème siècle ne peut ignorer. La dernière étape à franchir pour devenir Grand Timonier, une appellation elle aussi très évocatrice, c'est justement de procéder à une purification, celle du Nid des Handicapés. Refuge isolé aux confins du territoire, le Nid cache "toute la honte de la communauté", et l'un des Grands Timoniers, le porte parole du Père Bienveillant, a décidé qu'il fallait procéder à son élimination. Mais notre narrateur y découvrira un pan de son histoire personnelle qu'il était loin de soupçonner, et il fuira la communauté pour rejoindre "l'outre-monde", celui des hommes ordinaires et des passions viles selon Aum (dont toutes les critiques ne sont pas dénuées de sens), mais Karna y découvrira celui des sentiments et de la musique...

L'auteur le dit dans une courte vidéo, enregistrée lors de son passage à Paris en juin dernier et presque aussi poignante que son livre, l'histoire peut être lue comme une fable.



Mais, comme il le dit aussi, la trame en est complexe, et appelle mille réflexions sur la condition humaine et sur la société, sur la recherche d'un système parfait, sur l'embrigadement et la manipulation, sur les inévitables dérives que l'on peut constater dans les sectes comme dans les régimes totalitaires... et même dans ceux qui prétendent ne pas l'être... A l'heure où toutes les utopies sont mortes, démasquées sinon détruites, il est intéressant de se souvenir, avant d'imaginer un nouveau système "forcément" meilleur, de tout ce qui a lamentablement foiré dans les précédents, et que Tejpal met en lumière, directement ou indirectement.

J'aime particulièrement les dernières phrases du livre :
"Puisse-t-il faire germer en eux le seul état - s'il en existe un - qui dépasse en grandeur la musique ou l'amour. 
Le doute.
Puisse-t-il toujours alterner avec la foi comme la nuit et le jour."

Je pense que tout lecteur sera soupçonneux dès le début de l'histoire quant à  l'idéologie et aux règles de la communauté des "purs". Les actes que le narrateur est amené à commettre, mais surtout la manière dont la morale en vigueur en lave sa conscience, révulsent à maintes reprises. La manière dont les détenteurs du pouvoir imaginent imposer leur mode de vie au reste du monde fait rire jaune. Et s'il subsiste un quelconque doute sur le bien-fondé du fonctionnement de la communauté, la manière dont sont traitées les femmes ne peut que le détruire. J'ai grimacé, révoltée contre le contenu du livre et presque contre son auteur, peinant à concevoir qu'il ait pu salir sa plume à écrire certaines scènes... Mais c'est une femme qui ouvre les yeux du héros, révélateur et levier de son retournement, initiatrice du doute puis du cheminement vers la vérité cachée de la société qu'il prétend servir.
Et j'ai reconnu Tarun Tejpal, qui reste après ce nouvel opus mon auteur contemporain préféré, avec Erri De Luca peut-être. Je crois que je me sens plus proche de Tejpal, plus torturé, moins distancié même si je le trouve très lucide, effrayé par le chaos de ce monde et la difficulté d'y vivre tranquillement dès lors qu'on a quelques prétentions éthiques, toujours confiant cependant dans la capacité rédemptrice de l'amour... et au final toujours aussi amoureux des femmes :-)

J'avais beaucoup aimé Loin de Chandigarh, et je retrouve dans ce nouveau roman toute la quête de l'auteur sur le sens de la vie. Dans La Vallée des masques, c'est non seulement le cheminement de l'individu qui est questionné, mais aussi celui de la société, du vivre ensemble qui se porte si mal dans les sociétés occidentales, et sans doute en Inde aussi, même si l'auteur manifeste in fine beaucoup d'indulgence pour la manière dont vivent ses contemporains.

Loin des auto-fictions foireuses ou des biographies romancées que nous propose trop souvent la littérature française, une fois encore en cette rentrée littéraire (je vous ferai grâce de la longue liste de livres que je n'ai même pas envie d'ouvrir), Tejpal puise à la fois dans l'observation du monde et dans son imagination pour aboutir à un questionnement universel, au moins dans notre monde actuel. Je ne sais pas dire ce qu'il en restera dans le temps. Mais pour maintenant, il me semble que c'est à lire de toute urgence. Ce n'est pas sans douleur - certains passages sont d'une cruauté à peine soutenable pour moi - mais on s'y laisse cependant facilement embarquer : l'écriture est toujours aussi fluide, sensuelle, poétique parfois, ironique de temps en temps, un peu moins cette fois-ci, et en tous cas très accessible.

La presse aime. RFI, ou L'Express par exemple. Et les blogueurs qui sortent en tête de liste sur les moteurs de recherche aussi... Le blog d' Yspaddaden, Moi Clara et les mots, Mélopée lit.

Et si vous avez envie d'entendre l'auteur en parler, écoutez-le sur France Culture (deuxième partie de l'émission)

1 commentaire:

La Garçonnière de Hélène Grémillon a dit…

Ton blog est vraiment sympa que ça me donne envie de lire ce livre. Merci :)

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